Ce qui ne fonctionne pas dans la légalisation du cannabis récréatif
Outre les défis logistiques (pénuries de produits, retards des laboratoires, manque d’emballages, piètre qualité des produits) qu’a soulevés la légalisation du cannabis – notamment au Canada où le marché noir capte toujours 70% de la demande – il y a d’autres promesses que celle-ci n’a pas tenues. Elle a également créé des problèmes nouveaux, en a ravivé d’anciens et a entraîné quelques déceptions.
La justice sociale absente de la légalisation
La prohibition a toujours affecté de manière disproportionnée certaines communautés. Aux Etats-Unis, ce sont les minorités afro-américaines et latinos qui ont été les plus touchées par ces politiques avec des taux d’arrestation et d’emprisonnement bien plus hauts (15 fois plus à Manhattan) que ceux de la communauté blanche à consommation égale. La plupart des légalisations américaines se sont construites sur l’idée qu’il fallait réparer ces torts en amnistiant les individus arrêtés pour des infractions mineures et en mettant en place des politiques de justice sociale qui leur permettent d’accéder à l’industrie légale.
L’étendard de la justice sociale a été brandi sans réserve par les acteurs de la légalisation mais, dans les faits, la justice sociale est restée lettre morte. Une étude récente montre que si la légalisation du cannabis a drastiquement réduit les arrestations, elle n’a pas réduit les disparités raciales dans ces arrestations. Dans certains Etats, elle les a même accentuées. A Washington par exemple, avant la légalisation les afro-américains étaient 2,5 fois plus susceptibles de se faire arrêter que les blancs. Post-légalisation, ils le sont 5 fois plus. Au Colorado et en Oregon, ces disparités n’ont pas non plus été réduites post-légalisation.
Concernant l’accès à l’industrie, bien que certains Etats mettent en place des politiques de discrimination positive pour les personnes de couleurs (prêt à taux faible, priorité administrative, quotas), dans les faits, les disparités raciales sont criantes. Les blancs représentent 81% des entrepreneurs dans l’industrie du cannabis, les hispanique 5,7%, les afro-américains 4,3% et les asiatiques 2,4%. Il semble que la légalisation du cannabis ait échoué à produire la diversité promise. Certains n’hésitent pas à dire qu’elle a été confisquée par l’élite capitaliste blanche.
Big Marijuana
Outre les aspects de justice sociale, il semble que l’industrie du cannabis soit simplement devenue le nouveau terrain de jeu du capitalisme financier et des indécences qui communément l’accompagnent : spéculation à outrance, primes à plusieurs millions de dollars pour les PDG, corruption, mensonges et autres réjouissances. Brendan Kennedy, le PDG du producteur de cannabis canadien Tilray, est le deuxième patron le mieux payé du monde avec une compensation annuelle de 256 millions de dollars en 2018. C’est presque 8 712 fois le salaire moyen annuel en France.
Les grandes entreprises du cannabis ont désormais tous les atours des multinationales traditionnelles : elles sont cotées en bourse, attirent magnats et milliardaires, parviennent à mobiliser des centaines de millions de dollars lors de levées de fonds et constituent des lobbys puissants. Et pour cause, les analystes de Wall Street estiment à 75 milliards de dollars par an les ventes de cannabis potentielles en 2030 ; cela représente un taux de croissance annuel de l’industrie de 19%.
Pourtant, pour l’instant, les résultats ne sont pas au rendez-vous et les entreprises peinent à combler les attentes des investisseurs. Il semble que Tilray ait manipulé certaines données pour attirer les investisseurs. Brendan Kennedy aurait menti sur les capacités de production de l’entreprise en gonflant une métrique appelée « la capacité financée ». L’entreprise américaine MedMen a également déçu les investisseurs. En difficultés financières depuis plusieurs mois, l’entreprise continue de dépenser environ 20 millions de dollars par mois principalement en marketing.
C’est justement contre ces pratiques que certains opposants à la légalisation militent. Comme pour Big Tobacco, Big Pharma et autres industries qui capitalisent mondialement des milliards de dollars, ils dénoncent une logique du profit omniprésente. « Il ne s’agit pas d’une personne qui fume un joint, il s’agit de l’avidité des grandes entreprises qui s’immiscent dans nos communautés et font du profit sur les addictions qui existent dans nos communautés » explique Abu Edwards, de Smart Approaches To Marijuana, un groupe américain anti-légalisation.
L’aspect sanitaire mal contrôlé
Des arguments de santé publique sont souvent mis en avant dans la légalisation du cannabis. Si la promesse d’une légalisation est principalement d’assurer la distribution d’un produit sain et contrôlé sans en banaliser la consommation, les risques peuvent se déporter ailleurs. Des études post-légalisation montrent que la consommation augmente au Canada (+4% entre le premier trimestre de 2018 et celui de 2019), que l’incidence sur les accidents de la route n’est pas toujours claire et que le nombre d’enfants intoxiqués au cannabis a pour un temps fortement augmenté dans les deux Etats.
Selon les enquêtes nationales sur la légalisation canadienne, 646 000 personnes ont avoué avoir consommé du cannabis pour la première fois après sa légalisation. Ceci dit, d’autres études montrent que cette augmentation de la consommation ne concerne pas les jeunes, mais plutôt les seniors, et serait donc moins inquiétante. Les chiffres ne distinguent par ailleurs pas les consommations des consommations problématiques que le système de santé publique doit prendre en charge.
Concernant les accidents de la routes, certaines études affichent des chiffres alarmistes au Colorado et au Washington (+37% au Colorado dans la première année de légalisation), d’autres démentent.
En outre, le nombre d’appels concernant le cannabis aux services hospitaliers en charge des questions d’intoxication a explosé dans les Etats où le cannabis est légal. Cela peut être dû à une augmentation de la consommation, à une augmentation des doses consommées (la majorité des cas concerne les edibles) ou du niveau de THC, à des primo-expériences trop optimistes mais aussi au simple fait qu’il n’y ait désormais plus de craintes de recourir à ces services pour le cannabis.
La recrudescence des cas d’enfants intoxiqués au cannabis alerte vivement. Toutefois, elle semble avoir lieu même quand le cannabis est illégal puisqu’en France elle a augmenté de 133% en 11 ans malgré la prohibition. Au Colorado, elle a augmenté de 34% par an dans les deux années qui ont précédé et suivi la légalisation. Ici également, dans la majorité des cas, les edibles sont en cause. L’Etat a d’ailleurs légiféré a posteriori sur des packagings qui devaient résister aux mains des enfants (« childproof ») et à la limite des doses de THC dans les edibles (10mg par portion et pas plus de 10 portions par paquet).
La rentabilité
Un autre argument phare de la légalisation du cannabis concerne les recettes fiscales importantes que son commerce générerait. La plupart du temps, ces recettes fiscales sont surestimées. En Californie par exemple, les revenus fiscaux pour l’année 2018 étaient estimés à 643 millions de dollars, mais l’Etat n’en a récolté que 345 millions. Cela est en partie dû à la concurrence du marché noir, particulièrement vigoureux en Californie.
Bien que certains Etats affichent des revenus fiscaux attrayants – comme le Colorado qui a récolté 740 millions de dollars depuis 2014 – la plupart du temps l’argent récolté représente moins de 5% du revenu fiscal global de l’Etat. « La légalisation du cannabis n’a pas été le miracle économique que les gens ont cru qu’elle allait être » avait déclaré le gouverneur du Colorado en ajoutant qu’elle n’a pas été non plus le cauchemar que certaines critiques avaient annoncé.
En outre, il faut financer les régulations. Par exemple, les seules mesures de justice rétroactives californiennes ont coûté 14 millions de dollars. Une étude publiée l’an dernier indique que pour tous les 2,40$ de ventes de cannabis, l’Etat en dépense 4,50 pour combattre les problèmes de santé et de sécurité publique.
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